3.18.2021

 Jean-Baptiste Pedini et Vincent Motard-Avargues, Comme le fleuve au paysage


Paru en octobre 2020 aux éditions de l'Aigrette. Un texte écrit à quatre mains, deux auteurs dont les écritures ne sont pas distinguées dans le livre. Aussi, on s'interroge forcément sur la composition et la naissance des poèmes. Chaque poème a t-il été écrit par les deux auteurs ? Ou bien les poèmes d'un auteur alternent-ils avec les poèmes de l'autre auteur ? Des questions qui restent sans réponse et qui contribuent à l'élaboration d'un recueil mystérieux. 



Comme deux voix, les poèmes semblent parfois se répondre en reprenant les mêmes images. Par exemple, "Vient le souvenir" dans les premières pages et "Revient le souvenir" dans les dernières. Une résonance que l'on peut aussi trouver lorsque deux poèmes, côte à côte, commencent aves les mêmes objets, construisant ainsi un curieux miroir. Par exemple "Sur le visage" pour l'un et "Ce n'est plus un visage" pour l'autre. Les poèmes, et les auteurs, cherchent ensemble. Se dégage alors une belle osmose et une parfaite unité. 


Prendre garde
au souffle des mots tus

frémissements
à peine 
dans bouche ouverte

décalcomanie d'ombres
à la surface de l'eau

on grandit en silence
parfois

on laisse les sentiments
voguer
vers d'autres corps

cours artificiel
tranchée creusée entre soi
et la parole
sitôt l'écluse fermée

on grandit en gardant
une saignée en tête
plus
qu'un chemin tracé

aucun échappatoire
et quelque part
ici ou là
comme le fleuve

la vie, ses affluents
savent 
tenir leurs langues.

On se questionne, encore, sur ce fleuve étrangement familier. Il y a peut-être là, dans cette symbolique du fleuve, une exploration, voire une tentative d'appréhension, de ce qu'est la vie, ce temps qui passe habité de souvenirs.


Ça remue trop
ici
et la nuit passe
au-dessus des ponts

hors le cadre du ciel

étonnant
comme parfois l'eau
enrage

comme la peur vient
en petites giclées

on ne sait d'où

mais ça trempe déjà
le bord des yeux
la terre salée

ça trempe
et on ne sait plus 
les mots
les bruits
les lumières douces au loin

les odeurs de l'enfance

ce qui dépasse encore
ce que le fleuve crache

on reste
avec ça sur les bras.

Nous sommes sur ce fleuve. Nous essayons de ne pas couler en nous raccrochant à ce que l'on trouve, en soi ou dans le fleuve. Les mots qui sortent des bouches, les souvenirs, sont des choses qui nous maintiennent à flot. Un fleuve qui semble autant nous porter que nous entraîner dans ses profondeurs.


Ça bouillonne 
comme sang

veines chargées
de petits mots
auxquels
se raccrocher

longues heures
ombrageuses
rythme lent de l'été

ça tangue ici et là 

ça chavire 
même
longtemps après

vie de travers
bois raturé de morts

silence à quai.

Un recueil dans lequel on embarque volontiers et où les ponts, pour nous faire passer d'une signification à une autre, sont nombreux. On se laisse prendre par le courant de cette langue chargée d'échos, que cela soit entre deux auteurs, deux poèmes ou un texte et son lecteur.


Lien vers l'éditeur :

https://www.editionsdelaigrette.com/les-livres

3.06.2021

Frédérique de Carvalho, barque pierre


Ce texte est le résultat d'un travail en résidence durant l'été et l'automne 2019 à Plounéour-Ménez, au pied des Monts d'Arrée, dans le Finistère. C'est en mai 2020 que le recueil barque pierre voit le jour aux éditions Isabelle Sauvage nous proposant l'écriture saisissante de Frédérique de Carvalho. 




Des informations que je rappelle car elles ont leur importance.  La poésie dans barque pierre est attachée à un lieu. La résidence, certes, mais aussi le pays dans lequel elle se trouve. On note le titre écrit en breton (bag vaen) derrière (mais en plus gros) le titre en français sur la couverture du livre. L'écriture est ici travaillée par le paysage comme elle le travaille. Mais tout de suite un extrait qui parlera mieux que moi. 


dedans                          le corps à corps 
                                     ne sait d'où ni quoi

                                     un signe quelquefois 
                                     le signe chaque fois 
                                     rappelle 
                                     le
                                     paysage

                                      la lande on la dit 
                                    dénudée et
                                    sauvage on la dit
                                    parfumée
                                    et fiévreuse on
                                    la dit
                                    inculte mais la 
                                    litière
                                    des bêtes
                                    mais
                                    la morsure jaune de 
                                    l'ajonc l'aigle de
                                     la fougère
                                    et le blanc 
                                    si blanc
                                    d'un lichen de 
                                    Sibérie

                                    la voix déporte
                                    encore

De ce lieu si particulier auquel la barque permet d'accéder, des souvenirs et des fragments de mémoire remontent. La figure de la mère, notamment, s'immisce dans l'écriture. L'ensemble devient mythologique. On pense au Styx, à un Styx breton. L'acte d'écrire est une barque de granite qui s'enfonce dans le Yeun Elez.


elle a saigné quand la mère entrait
dans la chambre
elle est tombée de sa chaise quand la mère ouvrait
la porte 
de la chambre

elle ne dit pas que c'est important elle dit comment
sortir de là elle invente une voix pour ne pas perdre
le nord ou qui ferait pareil

elle dit l'écriture la béquille
elle dit heureusement ma mère et elle n'en revient 
pas 
le chemin la longue haleine les montagnes les
océans les landes de
bruyère la caresse perdue 
elle dit c'est indéfinissable la langue 


La position de la narratrice interroge. Ce "elle dit", très présent, en anaphore ou à distance du reste du poème, en marge. Une narration qui surgit et qui commande pour faire jaillir, et avec quelle puissance, les mots qui ne sauraient être dits autrement.  Une mise à distance qui rend possible le dire poétique. 

Pour finir, je ne résiste pas à vous donner à lire un extrait des dernières pages de ce recueil.


la mère comme le désir ne savent pas les frontières
ni la 
géographie
l'écriture fait la route

elle dit le poids du
viatique elle dit la bête
de somme

Beaucoup d'autres choses à dire et à ressentir dans ce travail, bien sûr. Mais je vous laisse les découvrir. Il y a tant à explorer en poésie. 


Lien vers l'éditeur :