9.10.2021

 Natyot, ils défaut de langue


Paru en juin 2021 aux éditions la Boucherie littéraire, ils défaut de langue dresse un portrait des moeurs de notre époque, de nous. À l'aide d'un travail formel tenu tout au long du recueil dont le marqueur le plus évident est l'anaphore du pronom "ils", les poèmes décrivent des scènes du quotidien. Mais ils font aussi bien plus. Le texte de Natyot, dans sa forme et son fond, porte également une réflexion sur la langue. Comme expliqué à la fin du recueil : "On parle de défaut de langue quand ce qui sort de la bouche est altéré voire transformé par ce défaut. "ils" est un défaut de langue."


ils se réveillent tard
ils prennent le temps
pour les caresses
au bout d'un moment 
ils ont un orgasme
chacun leur tour
ils se lèvent
ils petit-déjeunent 
en se souriant
à cause de l'orgasme
ils envisagent de faire du ménage et du bricolage 
ils s'y mettent 
ils essayent de s'y mettre ensemble
ça ne marche pas
(ce sont des tâches qui fonctionnent mieux quand on les effectue individuellement)
ils se scindent 
l'un fait des lessives
l'autre plante des clous
ils se retrouvent autour d'un repas
ils finissent les restes d'hier soir
tout est encore bon
ils disent meilleur
ils se posent sur le canapé
pour la digestion 
ils allument la télé
ils s'endorment
l'un sur l'autre enlacés
ils se réveillent pour la deuxième fois de la journée
ils prennent à nouveau le temps pour les caresses
mais sans orgasme
ils se demandent s'ils vont sortir
ils décident que non
ils allument l'ordinateur
ils cherchent un lieu de vacances
et un nouveau canapé
le soir tombe
ils prennent un bain
ils mangent les restes des restes
tout est encore bon 
ils se remettent devant la télé
ils s'endorment 
l'un sur l'autre enlacés
ils se réveillent pour la troisième fois de la journée
ils vont se coucher


Il y a dans les poèmes de Natyot un recul de l'observateur et un regard à la distance quasi sociologique sur des scènes quotidiennes, classiques, clichées. L'anonymat pronominal sert ici à parler de groupes sociaux représentatifs de notre société. Peu de place est laissé à un individu broyé dans des situations que le lecteur reconnaît (et dans lesquelles parfois même il se sent acteur). Ce pronom, "'ils", utilisé par défaut sert bel et bien à définir. "tous", le dernier mot du recueil conclut parfaitement l'angle poétique du texte.

C'est également dans la forme des poèmes, qui éclaire de manière cinglante des scènes de notre époque, que cette écriture adopte une distance et cherche à paraître la plus objective possible. À la manière d'un documentaire dont nous sommes le sujet d'étude, les vers, propositions simples, attaquent, tranchent, une vie de tous les jours. Le ton est neutre, le rythme est égal, et l'objectivité de la description est accentuée par l'absence de ponctuation et même de pagination. Il ne doit y avoir aucun marqueur, aucune différence d'une page à une autre. L'absence de pagination lisse la forme du texte. Quant aux titres, absents eux aussi, on les devine à l'aide d'un sommaire en fin de recueil. Un jeu, auquel on se prête volontiers, qui nous fait relier un texte à un titre. Cependant on se rend compte très rapidement que ce jeu est inutile, tronqué, car les titres on les devine, on les connaît. Un questionnement naît alors chez le lecteur.

Curieux tout de même lorsque, même quand on ne veut rien dire, on dit quelque chose. Décrire n'est-ce pas déjà dire ?


ils viennent à dix-neuf heures
c'est la bonne heure
ils entrent dans une pièce vide
il y a une table
des bouteilles des verres des cacahuètes
et des oeuvres sur les murs
ils regardent les oeuvres sur les murs
pas tous
ils se disent bonjour
ils passent plus de temps à se dire bonjour
qu'à regarder les oeuvres sur les murs
ils ont tout de suite un verre à la main
ils donnent leur avis sur les oeuvres
avec un verre à la main
ils argumentent
certains font des gestes avec les bras
(il y a des arguments qui nécessitent des gestes avec les bras)
ce n'est pas facile avec un verre à la main
mais ils y parviennent
certains font de drôles de têtes
en regardant les oeuvres sur les murs
la bouche tordue
les sourcils tordus
ils cherchent une explication
ils cherchent une émotion
ils se tourmentent
d'autres font semblant c'est plus simple
ils ont le droit
celle qui a fabriqué les oeuvres sur les murs
est très sollicitée
ils veulent tous lui parler
ils veulent tous la féliciter
la connaître
il y a des fabricants d'oeuvres
pour qui ce n'est pas le jour d'être félicités
ils attendent patiemment
chacun son tour
ils se retrouvent tous dans la rue
les oeuvres c'est fait
ils ne vont pas s'éterniser
ils ont d'autres pièces à visiter
d'autres bonjours à lancer
d'autres verres à boire
d'autres explications à trouver
d'autres émotions à chercher
et tellement de choses à dire

Comme indiqué en postface, ce texte porte une réflexion sur la langue. La langue est-elle prise en défaut pour parler de ce dont ce pronom parle ? Comment parler de ça ? De ces drôles de coutumes, de ces normes, de ces pratiques ? De cette manière qu'a la langue de parler de tout le monde à l'aide d'un pronom qui ne le fait pas ? Par une poésie sensible et attentive. L'écriture de Natyot met brillamment en lumière ce que l'apparente neutralité de la description dit quand même, malgré elle. Un texte qui illustre ce que la langue, comme la poésie, peut dire sans dire. 


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