4.07.2024

Adeline Miermont-Giustinati, Creuser ma nuit





Recueil paru en mars 2024 aux éditions de l'Aigrette, Creuser ma nuit touche comme il est rare que ça touche. Ce cheminement sensible, à la démarche aussi forte que fragile, parle à l'intérieur. Une écriture qui raconte comment on existe avec ce que l'on porte, la traduction corporelle d'un poids. Creuser ma nuit perce une roche que l'on voudrait lisse mais qui ne l'est pas, une roche de laquelle j'hésite presque, parce qu'intime, parce que troublant, parce que ne pouvant être détacher du reste du recueil,  à extraire, à recopier, ce texte :


j'arpente le long couloir
cherchant de l'aide
cherchant des étoiles en plein jour
j'entends sa voix de presque morte
dans laquelle trempent 
des presque mots
qui sècheront là
comme du linge sur la corde 


Le recueil se construit en deux temps qui se rejoignent. Sur la page de droite, des bribes de souvenirs construisent la narration d'un évènement et, sur la page de gauche, s'écrit une appréciation contemporaine de cet évènement. On avance, on s'enfonce petit à petit dans le recueil, accompagné de cette phrase, inlassable qui dit énormément de ce que les autres mots disent : "je ne suis pas sortie de ma nuit"



je ne suis pas sortie de ma nuit
je gratte le sol
comme la bête son territoire
j'y renifle mon propre sang et mes bouts de racines
je m'orage 
je me secousse
je me tonnerre
je gratte encore
je creuse
peau et corps
j'aperçois un morceau de ciel
bordé d'images anciennes
je les dévore
je me jette dans la journée
comme une pierre dans la cendre

Quelque chose ne passe pas, un évènement, dans la vie du je. Un évènement sur lequel les mots d'aujourd'hui apprennent à porter un regard. Réaffirment son existence, sa résilience. Dans ce dédale aux branches sombres d'une forêt opaque (la forêt revient souvent, à l'image d'un conte symbolique), il faut trouver les mots pour dire, trouver les mots pour dire l'intérieur du corps. Ça se passe beaucoup là, dans le corps, dans les entrailles, dont les mots se font caisse de résonance. 

Quand on creuse sa nuit, on vit avec des souvenirs, avec une douleur. L'idée n'est pas de s'en échapper mais de la creuser, d'y faire son trou, de s'y affirmer.  


Lien vers l'éditeur :

https://www.editionsdelaigrette.com/product-page/creuser-ma-nuit

1.04.2024

 Dominique Boudou, Mis pasos son mis versos / Mes pas sont mes vers


Paru en décembre 2023 aux éditions Tarmac. Mes pas sont mes vers est une double langue. Une langue qui parle deux fois, en espagnol puis en français. Explication, piste, donnée par Dominique Boudou dans son préambule : « Comme s'il s'agissait d'une autre voix venant d'ailleurs dans mon corps, moins craintive, plus audacieuse pour livrer quelques secrets cachés de la vie. Peut-être que la langue de la mère, s'il y en a une, empêche de dire ce que l'on tait. ». Mis pasos son mis versos / Mes pas sont mes vers développe une poésie à l'épreuve de l'identité.



Je me souviens que le bois du grenier
Parlait avec les fruits qui séchaient 
Du cri qui meurt dans la matière
Une lumière chiche effleurait dans un coin de poussière
Des choses inconnues
Qui me criblaient la peau
Et je ne savais pas quel corps était le mien


Les mots de Dominique Boudou relatent ces pas qui disent, transcrivent un chemin qui passe du paysage vécu au pays intime arpenté. La poésie se fait alors sas, bouche, de cette parole. La poésie traverse sans en sortir cette quête, cette exploration de soi. La langue y est moyen d'y être.


Des trous sur le chemin
Des trous sur ma peau
Qu'en sortira-t-il 
Si mon poème ne pas plus

Entre corps et souvenirs, se construit une recherche douloureuse mais toujours en mouvement. Des mots, des poèmes, pour répondre à ceux qui, en nous, habitent le jour, nous font être aujourd'hui. L'écriture se peuple. C'est avec cette écriture dont on se sent proche, qui est très vite nous, que l'auteur nous aide à appréhender une présence au monde toujours troublante. On y avance. On s'y enfonce.


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10.16.2023

 Patrick Prigent, TAO du pays des sources


Paru en 2023 aux éditions RAZ. Un petit livre (uniquement par sa forme) qui nous accompagne, que l'on a dans la poche et que l'on sort pour y puiser une intensité faite de peu de mots. Peu de mots mais qui résonnent, beaucoup. C'est une force, une roche qui sort de terre, une poésie du saisissement qui, bien au contraire d'un resserrement ou d'un rapetissement, nous ouvre au vaste monde contenu des sources. La poésie de Patrick Prigent nous force à aller au plus court pour aller au plus loin, au plus profond. 



Les mots à la margelle
Dont nous cherchons les puits
Creusent 
Vers le haut 

Bruit de fond de mon esprit
Celui de la pluie
Sur la véranda


Sur chaque page, deux formes, semblables et différentes, se partagent l'espace. Deux textes séparés disent à l'unisson. L'un aligné à droite, l'autre aligné à gauche, l'un en italique et l'autre non. Un plus haut, un plus bas, deux langues d'un même torrent nous laisse face à une immensité ténue.


Nos gestes balbutient
La langue désapprise
De leur
Origine

Le souffle de ma péninsule
Tangible bien avant ce qu'il penche
Se voit

Nous sommes en Bretagne. Ces mots n'ont pas le choix que d'être âpres, courts, et saillants. L'écriture de Patrick Prigent fait corps avec le territoire qu'elle habite. Il y a, bien sûr, les images suscitées ou aperçues qui nous emportent en un paysage et en un pays, mais, il y a autre chose, dans la forme même des textes qui veut parler de la vie, ici, en Bretagne. Qui le fait. Tao du pays des sources façonne une manière d'être, d'être ici, et ancre la poésie dans le réel.


Séparé du vent
J'entends
Ce que ma distance
Rapproche des falaises

Vague repli
Sur soi
De la roche


On lit et on se rapproche du silence précieux qui se glisse entre les interlignes, que l'on comble grâce aux mots lus il y a peu. Des mots qui nous laissent à nos propres galeries, trous creusés par cette poésie. 


Lien vers l'éditeur :
https://razeditions.jimdofree.com/catalogue/collection-raz/patrick-prigent/

7.03.2023

 Emanuel Campo, Maison, poésies domestiques 


Recueil paru en 2016 aux éditions la Boucherie littéraire. C'est donc avec pas mal d'années de retard que je découvre ce texte qui a eu cependant sa quatrième édition, revue et augmentée, en 2019. Je fais le choix d'en parler pour ceux qui, comme moi, seraient passés à côté. Parce que ce texte est toujours aussi juste, parce qu'il résonne toujours autant. On trouve dans Maison, une paternité qui se crée, une maison qui se construit à l'aide de mots retrouvés, parfois proche des mots de l'enfance, une poésie qui se joue du monde. 



Me dis que

l'ordre
- les chiffres bien rangés
l'alphabet tout ça -
a bien des limites 

puisque certaines
personnes arrivent 
tout de même à 
se perdre dans les trains.

Comme quoi
tout a beau être
tracé

on dévie.

La poésie est ici narrative. Une prose qui alterne et entremêle souvenirs et temps présent raconte le quotidien d'un jeune père, un jeune père poète. Parfois empreinte d'un cynisme mordant, ou d'un rire jaune mais doux, la poésie d'Emmanuel Campo dit la vie de famille, la relation à l'enfant, le "tu" de la relation intime. Une poésie qui nous livre le désenchantement avec beaucoup de tendresse.


Tu t'es permis
de m'emprunter mon Bukowski
pour le lire aux toilettes.
Le glamour des premiers jours s'en est allé
comme des chevaux sauvages dans les collines.


La poésie de Maison, poésies domestiques dérange l'ordre établi ou ce qui, communément admis, ne devrait pas l'être. Une poésie qui dérange l'ordre de la langue comme celui des temps modernes pour réenchanter le quotidien à bâtir. 


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6.20.2023

    Heptanes Fraxion, Ni chagrin d'amour ni combat de reptiles


Recueil paru en 2022 aux éditions Aux cailloux des chemins. C'est avec beaucoup de plaisir qu'avec mes maigres mots je vous propose cette forcément trop courte recension du recueil d'Heptanes Fraxion. Un auteur qui, il me semble, occupe une place singulière dans la poésie contemporaine. En tout cas, au moins, dans ma bibliothèque. Parce qu'avec cette poésie, avec ce recueil,  on entre dans la nuit, on s'y fraye un chemin à l'aide de coups d'épaules (on a pas le choix si on veut en être). Mais plus qu'une volonté dans l'écriture de choquer, de prendre le contre-pied, de bousculer, à travers un quotidien observé et ciselé, on saisit, à la lecture, que c'est la vie elle-même qui déroute. 



liquider le passé le coeur qui pompe le peut-il

innocents et sans scrupules
nous courrons l'un vers l'autre sur le parking de la gare routière
nous marchons sous la neige sans ressentir le moindre froid
nous nous regardons comme si nous existions vraiment et nous éclatons de rire la bouche pleine de sandwiches
liquider le passé le coeur qui pompe le peut-il

plutôt que de deviser sans fin sur nos lacunes
nous nous suçons devant un écran plat où prédateurs et proies se feintent et se rusent 
(toute cette pureté)

nous n'avons pas vraiment besoin de but
nous n'avons surtout pas besoin de mission
nous laissons le vent réduire minutieusement en copeaux nos gueules de bois
et nous restons pensifs comme des vétérans devant le chantier de démolition
liquider le passé le coeur qui pompe le peut-il
[...]

Nous suivons, à travers une quarantaine de poèmes titrés, des êtres et des lieux abîmés, qui disent leurs abimes. On y navigue dans les eaux troubles de différents paysages urbains, on y déambule accompagné d'un tu, d'un je, d'un nous, ou juste d'un type. Et c'est au coeur des violences de vocabulaire, de ton, de rythme, que la poésie éclate. Dans ces mots, on y cherche et on y trouve, sa place dans le monde, toute sa singularité, toute sa pluralité.


presque nuit


Il fait presque nuit
et presque tout le monde passe son temps à montrer sa supériorité
à se régaler de la souffrance d'autrui
à se défoncer avec ses propres pets

il fait presque nuit et grâce aux grandes entreprises
il n'y a plus que ça à faire et plus que ça à penser
juste survivre sans se plaindre

il fait presque nuit 
et des ombres bleues me donnent à voir le visage étrange de mes amis
mes amis qui ne s'en sortent pas 
mes amis qui ne font pas semblant
mes amis qui chantent la mécanique joyeuse et cruelle de la vie
[...]

Ici, pas de distance. L'auteur est là, en s'incluant, en y mettant de sa vie. Ça se sent, ça se renifle. Cette poésie dépasse une posture destroy qui serait finalement assez convenue et, bien au contraire, éclaire une humanité sincère.


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2.16.2023

Jean Azarel, Passe-montagnes 


Paru en 2022 chez Gros Textes, Passe-montagnes est une réédition d'un ouvrage publié aux éditions Les Monteils. La présente édition est accompagnée d'illustrations de Jacques Cauda. Illustrations qui, je le souligne tout de suite, grâce à leur épaisseur et à leur présence, accompagnent et jalonnent le texte avec beaucoup de justesse. Encadré par un prologue et un épilogue, ce recueil raconte la découverte, l'exploration, du mont Lozère et de l'Aveyron à travers marches, observations de la faune et de la flore, contemplations. Passe-montagnes nous offre de profondes respirations loin du reste du monde tout en y étant au cœur.




Vergetures de givre 
sur les vitres ;
choisis la couette
choisis bien.
La glace te prend la langue.
Ne parle plus, écoute.
À ce froid sec
seul le thé résiste 
et l'ombre de « l’Épervier de Maheux ».
Pleure jusqu'à la bise,
se fige ton baiser.
Dehors pas âme qui vive,
ni esprits qui s'échauffent.
L'hiver serait-il le coupable idéal ?
Longue cigarette sinueuse,
le Tarn fume
d'une sueur polaire.
Dans la neige gelée,
quelques pattes d'oiseaux
ont laissé leur empreinte
pour faire avancer l'enquête. 


L'expérience du voyage ne découle pas ici d'une fuite vers l'ailleurs mais au contraire d'un souffle, d'une musique, qui vient de l'intérieur, du connu, du là. Le mont Lozère et sa nature sauvage sont décrits dans un état de contemplation communicatif. Jean Azarel nous invite à écouter la nature qui nous entoure, celle que l'on voit à travers la fenêtre. Une invitation d'autant plus facile à saisir qu'ici c'est la nature qui parle et qui fait.


Que crie le vent
sur le plateau ?
Que crie l'instant
sur la silhouette ?
Pas de rendez-vous,
plus de tri sélectif,
juste l'éternité
à 360 degrés,
que tu décapsules
et bois à petites gorgées.

Comme la nature parle et fait, c'est un autre monde qui se découvre. Une autre langue, aussi. Poésie et nature sont proches, ont la même voix. Même intensité, même simplicité. Poésie et nature se révèlent simultanément car, si la nature s'impose avec force, on assiste aussi à la naissance de la poésie et de sa nécessité. Il faut passer la montagne pour passer outre la société -le monde d'en bas- et pour se traverser soi, se sentir davantage ici, dans le corps d'un lieu. Dans un même mouvement, miroir de cette nature qui se découvre sous une nouvelle lumière, la poésie émerge dans la langue. La langue et le monde se résolvent dans cette nature grouillante, vibrante, toujours vivante.


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1.10.2023

Nicolas Delarbre, Au vrac qui vacille et Je message ici


Paru en 2022 aux éditions Tarmac. Un recueil en deux parties qui, bien que différentes, s'accordent dans le style et dans le fond. La vie, ici, dans le texte de Nicolas Delarbre, cogne avec violence aussi bien contre le corps que contre la langue. La poésie y fait irruption.





J'enfile les positions comme les suppositoires
Comme un immense collier sans support transitoire
Je suppose dépose et impose sans pauses
Je méfie défie fissa
Doute et redoute la fiabilité de mes bras

Ça tend à rien
S'attend à tout
Suffirait d'un presque bond
Et pourtant ça ne suffira pas

C'es un amas qui ne dit pas sa forme
Un tas en blouse qui prend l'apparence du geste
Un mirage pas sage qui crie sa vaine présence à qui veut  bien le croire

Je guenille en trilles les espaces en vide
J'aplatis pour mieux bondir et je me tais
Enfin de non-recevoir


Ce qui frappe tout de suite à la lecture c'est bien sûr le travail de cette langue. Un travail rythmique comme syntaxique qui se traduit par une utilisation intensive d'anaphores, de jeux de sonorités, de jeux de mots, et parfois par l'utilisation de rimes à distance dont on ne peut s'empêcher de penser qu'elles sont volontaires. Ces éléments, et d'autres, rapprochent ce texte du slam. Les images fusent et se transforment d'un vers à l'autre.


Il y a des vérités démises
Des mesures qui se taisent
Des démons qui t'aspergent
Et le passage de nuages révolutionnaires

Il y a des faux qui mordent
Des quantités qui te définissent
Des bisques qui te ragent
Et le vent qui propage les orages

Il existe des rugissements de gorges plaines
Des éboulements qui te libèrent
Des flaques qui te creusent à mal 
Et le soleil qui a annonce un jour

Il y a des fuites qu'on sonne
Des glas qui sourdissent
Des espaces qui sautent
Et les pousses du printemps qui dénoncent l'attente incongrue


L'écriture de Nicolas Delarbre, par ses oublis de mots, ses juxtapositions déroutantes, et bien d'autres choses, cherche à perturber, à frapper, à éclater. Comment autrement traduire la sensation du vivre que par le direct de la langue, la révolte ?
Quand on lit ce recueil, on a l'impression que chaque vers est la première phrase qui vient à l'esprit. Tout y est immédiat, intense et percutant.


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7.01.2022

Cordesse, Robinson Crusoé ou le dessein d'une île


Paru en janvier 2022 aux éditions du Petit Pois dans la collection Correspondances. Robinson Crusoé ou le dessein d'une île revisite la fameuse histoire de Defoe comme celle de Michel Tournier. Mais, surtout, ce recueil explore notre propre "robinsonnade", cette histoire que nous avons en nous et qui nous habite, cette histoire qui parle de l'île en nous. Aux textes de Cordesse se joignent les linogravures de Lionel Balard pour réaliser un bien bel ouvrage qui offre une profonde immersion au coeur de l'île, entre poèmes et jungles.



Les images d'un monde d'avant, vécu, pas encore oublié, rencontrent l'île et sa réalité. Deux mondes se croisent et se confrontent. Nous plongeons dans un voyage au centre de l'expérience insulaire. 


les nuages donnaient
        de longs fruits
                    mathématiques


Bourdonnante de vie, l'île touche le Robinson en nous. Le lecteur est inclus dans l'écriture de l'île, dans sa littérature si particulière. Le pronom "tu" est d'ailleurs fréquemment utilisé.

la nuit lourde tu trembles la musique la
 lune notes pour toi sable déserte
invitation au bal des ombres sur le sol
seul Vendredi dort à tes côtés pourtant

Une langue nouvelle naît. Une langue propre à notre redécouverte du monde, à notre réapprentissage de soi, de la nature, de cette poésie.

réécrire O bleu la vague réécrire le ciel
réécrire eau pied à pied le paysage voiles
de mer sur la page voyelles ouvertes en 
grappes jus de mots bleu rayon d'étoile
trace de langue sur le sable ramasse tes bras
entoure ton corps O cercle doux d'une lèvre

Les nombreuses linogravures de Lionel Balard accompagnent et enrichissent le cheminement des textes. L'île est même, dès la première linogravure du livre, tatouée à l'intérieur d'une main. L'île vient du corps. Avec cette écriture à quatre mains, on pense évidemment à Vendredi, un double, miroir inversé, une altérité aussi, que Robinson rencontre sur l'île. Ici, une rencontre sauvage mais lucide pour retrouver ce que l'on avait perdu. Dans les images qui jalonnent le texte, graphiquement, mer, ciel et île se ressemblent. L'île, omniprésente, est un tout que l'on redécouvre à l'aide d'une prise de conscience. Le lecteur/narrateur/Robinson prend conscience de cette nature habitée qui rejaillit jusque dans la manière de parler, de voir et de vivre. 

Une intense aventure poétique aux images marquantes, qu'elles soient écrites ou gravées.


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3.01.2022

Laurent Margantin, erres 


Recueil paru en janvier 2022 aux éditions Tarmac, erres exprime dès son titre et ses premières pages sa richesse et son foisonnement. Un titre qui suscite plusieurs possibilités. On pense au verbe, à l'errance d'une manière générale ou, comme précisé en amont du recueil où plusieurs définitions sont données, aux traces d'animaux. "Erres, nom féminin pluriel. Traces d'un animal. Les erres d'un cerf." 

Parfois proche du carnet de voyage, nous suivons des déambulations poétiques que nous accompagnons volontiers sans savoir jusqu'à quelles profondeurs elles nous mèneront.

Des poèmes qui s'étendent sur plusieurs pages et dont voici quelques extraits. 



Descendre des montagnes froides de la Forêt-Noire pour, 
un jour d'avril, marcher au bord du Rhin

à l'entrée de la ville
un pont haut au-dessus d'une rivière coulant à flanc de colline

-y aurait-il encore pour l'homme une possible fierté d'être homme
au-delà des identités, des nationalités, des définitions établies ?

se demande en son for intérieur un passant, autres visages,
foule du samedi aux terrasses balayées par un vent glacial

Nous suivons le poète dans de nombreux endroits, noms propres, visités au présent ou au passé. Les paysages et les pays portent réflexions et sentiment d'être au monde. Un détail, une anecdote historique font habiter le lieu. Voyages et souvenirs s'entremêlent au Mexique, en Allemagne, en Suisse, en Sardaigne ou même au Spitzberg. 


au coeur de la forêt, montant
le long du maigre ruisseau,
marches, blocs de pierre brute
posées là, un seul geste ferme

le pied reproduisant le geste
lourd, muscles tendus,
ciel ouvert au-delà des branches,
lâche, dit la voix, puis se tait,
la pierre, le pied posés là

au coeur du silence, au coeur
de la forêt, glissant sur la terre, 
puis redressé, rétabli, et pour
toujours là, ciel ouvert


Si nous visitons de nombreux lieux, la poésie, elle, prend plusieurs formes. Liée à différents lieux ou pays, la narration, parfois parfaitement linéaire et construite en paragraphes, prend, à d'autres moments et endroits, des formes plus singulières à base de répétitions et d'espaces entre les mots et les vers. Une poésie qui va partout, s'éparpille sans se perdre. 


où aller 
quand tous les chemins mènent vers le dedans
inconnu à soi-même 
un point de l'esprit 
les lignes de ma main
composent une étrange carte géographique
psycho-géographique
avec ses tracés, mes errances
je vous corrèlerai, lignes de vie
pour éclairer le présent 
qui manque quelquefois de clarté
où demeurer


Laurent Margantin nous offre, avec erres, un recueil fleuve aux nombreux embranchements. Lieux, temps et formes d'écritures nous amènent à saisir la vie dans toute sa richesse et sa multiplicité. Nous y découvrons ce qui habite ces lieux : les autres et nous. 


et qui pourtant connaît le chemin,
reviens à ces pistes que tu connais bien
et tâche d'en ouvrir de nouvelles


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2.04.2022

 Georges Oucif, Les usines


Numéro 191 de la collection Polder, édité par Gros Textes en partenariat avec la revue Décharge, Les usines est paru en 2021. Le recueil commence par cette phrase, en italique, qui précède le premier des trente-quatre poèmes numérotés de Georges Oucif : "adieu est le seul mot qui me vienne". Il nous suffit du péritexte pour saisir le désespoir qui touche l'auteur dans son travail et son écriture. Ce recueil questionne, nous place face à nous-mêmes à travers l'image des usines, symboles et réalités du monde actuel dans ce qu'il a de plus brutal et mécanique.


Dans une narration anonyme et pluriel (ce sont "les usines", "les filles"," nos espoirs"), les usines sont immédiatement humanisées. Et, dans un troublant miroir, les êtres humains sont, eux, usinés. Ce rapport à la construction, l'être humain comme bâtiment qui se façonne, se retrouve avec l'image de la femme et de la relation amoureuse, toutes deux très présentes dans le recueil. 


les usines viennent briller la nuit sur l'acier plat du fleuve
des femmes dans des miroirs vibrent de beauté
l'orgueil de leur chair ondule comme une eau calme
comme fibules juste sorties de la forge elles brûlent
elles brûlent de la fièvre de l'or aux bijoux portés
des lèvres au fer marquées du désir
des coeurs où l'espoir est oiseau qui renaît
plus pur est le monde inversé où l'on se regarde

Ces usines, les nôtres, traduisent notre société et notre époque. On sait qu'elles sont terribles ces usines mais on ne peut s'empêcher d'être attiré par elles, d'y placer nos rêves et nos espoirs. Elles sont un amour impossible dont on ne peut s'échapper. Elles obnubilent sans cesser de dire, de dessiner, de traduire. Les usines que nous avons bâties nous construisent aujourd'hui. 


le brouillard de la vie imite la vapeur des usines
une gaze devant nous tendue laisse voir des lueurs fades
l'espace autour s'estompe amputé d'obscurité grise
toi quand tu fuis comment t'attraper
ta peau se fond dans la clarté indécise de ces lieux de brume 
les usines sont toi pourtant quand je te cherche
voir n'est qu'un bruit de turbines
des feux qui avec nous jouent à cache-cache
et à chaque pas se laissent deviner
il n'y a pas de lieux dans les usines où le monde soit palpable
un voile sur nos yeux dessine nos mensonges

Les usines ne sont pas que des usines même si elles le restent. Il est important de souligner aussi dans ce texte la beauté des images géographiques qui naissent de cette répétition des usines. Les constructions et élévations qu'elles évoquent pour servir l'élaboration d'un espace aussi bien physique que mental. Se dresse alors notre paysage intime et collectif. 


12.30.2021

 Maxence Amiel, perdre la terre

Paru en 2020 aux éditions La Crypte, perdre la terre de Maxence Amiel porte un travail et des réflexions que l'on retrouve dans d'autres poésies d'aujourd'hui. L'obligatoire conscience de la crise climatique et environnementale. Peut-on parler d'autres choses ? Comment faire pour ne pas y penser au moment d'écrire ? Des questions qu'on peut entendre, qu'on peut poser. Et auxquelles Maxence Amiel trouve une porte de sortie poétique avec ce recueil qui met en scène, à la manière d'un roman post-apocalyptique, une vision du futur. 




Dans une première partie, une humanité passée, pleine de regrets, qui s'est oubliée, chemine péniblement à travers une nature salie (les jardins sont des mares gluantes pleines d'acide) et quasiment disparue. 


que de jeunes enfants enseigneront aux vieillards comment ne pas mourir trop tôt, ou comment se pencher sur le ruisseau sans faire fuir la carpe, ou par quel chemin passer pour ne pas déranger la poussière, ou pour quelles raisons les vents changent de cible, et que les vieillards ne comprendront rien à ce langage-là,

Néanmoins, l'espoir y est subtilement tenu. L'humanité, même en péril, ne s'éteint pas, ne rompt pas. Cette première partie, sombre, retrouve un formidable élan de vitalité avec la suite du recueil. Le texte, aussi bien dans le fond que dans la forme, rebondit, repart et revit.


alors nous rebâtirons avant toute chose ce qui nous semblera inutile, manière de nous jurer de ne plus nous perdre, ne plus perdre la terre comme on perd un coquillage, la gardée serrée contre nos corps vivants, la garder serrée, la terre, contre nos liens, faisant serment de ne jamais les rompre,

Il convient ici de souligner la construction du recueil, primordiale dans le raisonnement du texte. Construit en deux parties, la première est une demi phrase, une proposition dont l'anaphore "que" nous fait immédiatement pénétrer dans ce monde. Nous sommes déjà dans cette phrase. Nous sommes peut-être déjà dans ce monde qui s'annonce. La seconde partie est, elle, une nouvelle phrase qui utilise aussi l'anaphore avec cette fois "alors". Les deux parties sont conjuguées au futur et propose au lecteur une histoire. Une narration dans laquelle il nous paraît nécessaire "que" ça arrive (sans jamais qu'un évènement particulier, responsable de cette évolution, ne soit mentionné) pour qu' "alors" advienne la renaissance du monde. 


alors nous seront les vivants,

Une écriture qui réussit à toucher ce que nous sommes aujourd'hui et peut-être demain. Un recueil engagé sans faire de l'engagement ni son sujet ni sa condition. Un texte qui questionne et laisse imaginer. Faut-il perdre la terre pour mieux la retrouver ? 


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12.10.2021

 Bien reçu ! : Adrien Braganti, Le ventre de l'hiver

Adrien Braganti m'a fait parvenir son recueil Le ventre de l'hiver, paru chez Prem'edit en 2019 afin de le soumettre à ma lecture. Je le remercie ici de sa confiance et de son envoi. Je salue aussi sa démarche qui me permet de présenter, donner à lire, une poésie pas souvent lue, quasiment inconnue et très peu achetée. Une poésie qui n'est pas celle des auteurs reconnus, mais une poésie qui est là, une poésie qui existe. Il y a tant à lire en poésie.




Le Ventre de l'hiver

Et tombent sans bruit les pulpes du jour
Sur le domaine de mes anciennes amours
Que le hasard gouverne de ses cordes.

L'alizé, chantant désormais sa calme messe,
Dépose ce voile de vespérales caresses
Que je retrouve dans chaque brise.

Les nuages essorent leur manteau trop lourd,
Et, sur l'écorce des chênes aux alentours
Épient la lune se baigner dans les eaux mortes.

Musant du côté de bocages encore verts,
Comme deux marionnettes nues de leur chiffon,
Mes lèvres embrassent le ventre de l'hiver.

S'échappent dans son dos tous les dégradés
Orange que l'automne eut à offrir à l'horizon.
Chaque saison se souvient de ce qui l'animait.


Les titres, l'utilisation des rimes, l'agencement en strophes, les références religieuses, le choix d'un vocabulaire soutenu ou encore l'utilisation systématique des majuscules en début de vers sont autant d'éléments qui revêtent d'une teinte presque sacrée une mémoire et des souvenirs qui pèsent sur le présent, envahissent le jour.


En première classe

Et si les restes des pluies acides
Pétillent désormais dans le sang poissé,
Nos lèvres s'attellent toujours à mordre
Les fruits des nuits pourpres et les remous du passé.

Réfléchissant à la surface de nos contours,
Où danse son ombre amusée
Le soleil rongé jusqu'à l'os
Ne fait que traverser le jour.

Taiseux, les mots boudent 
Et hantent les fresques de demain.


On lit dans ces textes toute la sensibilité du poète qui cherche et explore. Une écriture qui se construit et creuse. Il y a ici un désir d'expression, une volonté de parole (que l'on retrouve notamment dans les textes en fin de recueil), à prendre en compte. Une nouvelle fois, merci à lui pour cette lecture.

Lien vers l'éditeur :

https://www.prem-edit.com/accueil/boutique-le-ventre-de-l-hiver/

9.10.2021

 Natyot, ils défaut de langue


Paru en juin 2021 aux éditions la Boucherie littéraire, ils défaut de langue dresse un portrait des moeurs de notre époque, de nous. À l'aide d'un travail formel tenu tout au long du recueil dont le marqueur le plus évident est l'anaphore du pronom "ils", les poèmes décrivent des scènes du quotidien. Mais ils font aussi bien plus. Le texte de Natyot, dans sa forme et son fond, porte également une réflexion sur la langue. Comme expliqué à la fin du recueil : "On parle de défaut de langue quand ce qui sort de la bouche est altéré voire transformé par ce défaut. "ils" est un défaut de langue."


ils se réveillent tard
ils prennent le temps
pour les caresses
au bout d'un moment 
ils ont un orgasme
chacun leur tour
ils se lèvent
ils petit-déjeunent 
en se souriant
à cause de l'orgasme
ils envisagent de faire du ménage et du bricolage 
ils s'y mettent 
ils essayent de s'y mettre ensemble
ça ne marche pas
(ce sont des tâches qui fonctionnent mieux quand on les effectue individuellement)
ils se scindent 
l'un fait des lessives
l'autre plante des clous
ils se retrouvent autour d'un repas
ils finissent les restes d'hier soir
tout est encore bon
ils disent meilleur
ils se posent sur le canapé
pour la digestion 
ils allument la télé
ils s'endorment
l'un sur l'autre enlacés
ils se réveillent pour la deuxième fois de la journée
ils prennent à nouveau le temps pour les caresses
mais sans orgasme
ils se demandent s'ils vont sortir
ils décident que non
ils allument l'ordinateur
ils cherchent un lieu de vacances
et un nouveau canapé
le soir tombe
ils prennent un bain
ils mangent les restes des restes
tout est encore bon 
ils se remettent devant la télé
ils s'endorment 
l'un sur l'autre enlacés
ils se réveillent pour la troisième fois de la journée
ils vont se coucher


Il y a dans les poèmes de Natyot un recul de l'observateur et un regard à la distance quasi sociologique sur des scènes quotidiennes, classiques, clichées. L'anonymat pronominal sert ici à parler de groupes sociaux représentatifs de notre société. Peu de place est laissé à un individu broyé dans des situations que le lecteur reconnaît (et dans lesquelles parfois même il se sent acteur). Ce pronom, "'ils", utilisé par défaut sert bel et bien à définir. "tous", le dernier mot du recueil conclut parfaitement l'angle poétique du texte.

C'est également dans la forme des poèmes, qui éclaire de manière cinglante des scènes de notre époque, que cette écriture adopte une distance et cherche à paraître la plus objective possible. À la manière d'un documentaire dont nous sommes le sujet d'étude, les vers, propositions simples, attaquent, tranchent, une vie de tous les jours. Le ton est neutre, le rythme est égal, et l'objectivité de la description est accentuée par l'absence de ponctuation et même de pagination. Il ne doit y avoir aucun marqueur, aucune différence d'une page à une autre. L'absence de pagination lisse la forme du texte. Quant aux titres, absents eux aussi, on les devine à l'aide d'un sommaire en fin de recueil. Un jeu, auquel on se prête volontiers, qui nous fait relier un texte à un titre. Cependant on se rend compte très rapidement que ce jeu est inutile, tronqué, car les titres on les devine, on les connaît. Un questionnement naît alors chez le lecteur.

Curieux tout de même lorsque, même quand on ne veut rien dire, on dit quelque chose. Décrire n'est-ce pas déjà dire ?


ils viennent à dix-neuf heures
c'est la bonne heure
ils entrent dans une pièce vide
il y a une table
des bouteilles des verres des cacahuètes
et des oeuvres sur les murs
ils regardent les oeuvres sur les murs
pas tous
ils se disent bonjour
ils passent plus de temps à se dire bonjour
qu'à regarder les oeuvres sur les murs
ils ont tout de suite un verre à la main
ils donnent leur avis sur les oeuvres
avec un verre à la main
ils argumentent
certains font des gestes avec les bras
(il y a des arguments qui nécessitent des gestes avec les bras)
ce n'est pas facile avec un verre à la main
mais ils y parviennent
certains font de drôles de têtes
en regardant les oeuvres sur les murs
la bouche tordue
les sourcils tordus
ils cherchent une explication
ils cherchent une émotion
ils se tourmentent
d'autres font semblant c'est plus simple
ils ont le droit
celle qui a fabriqué les oeuvres sur les murs
est très sollicitée
ils veulent tous lui parler
ils veulent tous la féliciter
la connaître
il y a des fabricants d'oeuvres
pour qui ce n'est pas le jour d'être félicités
ils attendent patiemment
chacun son tour
ils se retrouvent tous dans la rue
les oeuvres c'est fait
ils ne vont pas s'éterniser
ils ont d'autres pièces à visiter
d'autres bonjours à lancer
d'autres verres à boire
d'autres explications à trouver
d'autres émotions à chercher
et tellement de choses à dire

Comme indiqué en postface, ce texte porte une réflexion sur la langue. La langue est-elle prise en défaut pour parler de ce dont ce pronom parle ? Comment parler de ça ? De ces drôles de coutumes, de ces normes, de ces pratiques ? De cette manière qu'a la langue de parler de tout le monde à l'aide d'un pronom qui ne le fait pas ? Par une poésie sensible et attentive. L'écriture de Natyot met brillamment en lumière ce que l'apparente neutralité de la description dit quand même, malgré elle. Un texte qui illustre ce que la langue, comme la poésie, peut dire sans dire. 


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